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Guerre hybride : concept stratégique ou confusion sémantique

par Abdoul KH.D. Dieng - 09 May 2020 -
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C’est un paradoxe qui ne surprendra pas quiconque s’est un tant soit peu intéressé au débat stratégique depuis vingt-cinq ans, que la thématique des « nouvelles formes de conflictualités » n’a, en soi, rien de bien nouveau. Cela ne signifie, certes pas, que la question ne soit pas digne d’intérêt : au contraire, elle révèle en creux la persistance d’un problème non résolu, celui d’une certaine inadaptation des outils de défense occidentaux à des formes de guerre qui ont pu être décrites tantôt comme « irrégulières », « asymétriques », de « basse intensité », de « quatrième génération », etc. Tous ces termes ne sont pas équivalents mais ils ont en commun le fait de désigner une dissension par rapport à un modèle « standard », « régulier », dont nos armées sont issues et pour lequel elles ont été calibrées.


Il y a exactement deux ans, la double surprise stratégique qu’ont constituée d’une part, le déclenchement d’une guerre européenne dans l’Est de l’Ukraine et d’autre part, le développement accéléré de l’organisation État islamique, d’abord au Moyen-Orient, puis directement sur notre territoire national, ont offert à la communauté de défense française l’occasion de mettre en avant un autre de ces concepts qui fait débat depuis quelques années parmi les spécialistes : celui de « guerre hybride ».


Employé pour la première fois officiellement en France dans le Livre blanc de 2013, le terme a été brandi très vite par le Secrétaire général de l’Otan en 2014, Anders Rasmussen, pour qualifier la stratégie russe en Ukraine (cf. M. Landler et M.R. Gordon). De son côté, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a employé en 2015 à plusieurs reprises le terme « d’ennemi hybride » et de « guerre hybride mondiale » pour désigner la lutte contre Daech.


Si les concepts ont un sens, il semble ainsi légitime de se poser la question d’un lien éventuel entre des conflits qui semblent aussi différents. Il convient, pour y répondre, de faire la part de l’analyse stratégique et du glissement sémantique qui a pu jouer à plusieurs reprises autour de cette notion.


La manœuvre hybride dans l’art opératif


L’intérêt de la manœuvre hybride repose sur la capacité à placer l’adversaire dans un dilemme opératif de concentration-dispersion : dans sa composante régulière, elle le pousse à concentrer ses efforts, selon le vieux principe de la guerre régulière déjà énoncé par Foch ; tandis que dans sa composante irrégulière, elle lui impose de se disperser pour protéger ses arrières, quadriller son territoire livré à la subversion, à la guérilla et au terrorisme. Naturellement, ce dilemme de concentration-dispersion ne peut être imposé que si le combattant hybride possède une certaine ubiquité : soit parce que sa force elle-même est duale, divisée, soit parce qu’il a une mobilité opérative supérieure, une capacité à se masser rapidement pour agir en régulier et à se disperser aussi rapidement pour se défendre en irrégulier, le tout selon le modèle bien connu de l’attaque en essaim.


L’étude de l’histoire militaire permet de dégager trois types de manœuvre hybride. La première manœuvre est de nature offensive : elle consiste dans l’utilisation par une armée régulière de forces irrégulières pour accélérer sa progression. Intervenant sur les arrières de l’adversaire, ces « détachements » irréguliers jouent un rôle d’interdiction et de harcèlement dans une logique d’économie des forces qui n’est pas si différent, sur le plan opératif, de celui de l’aviation tactique. C’est le modèle de la petite guerre au XVIIIe siècle ou la stratégie britannique en Espagne durant les guerres napoléoniennes, ou encore au Levant pendant la Première Guerre mondiale en instrumentalisant la révolte arabe. Plus récemment, le modèle dit du « light footprint » (cf. F. Lujan), permet à certains d’imaginer des forces régulières limitées à l’aviation et aux forces spéciales, tandis que l’effet majeur repose sur des guérillas locales (modèle de l’opération Enduring Freedom en Afghanistan en 2001, ou encore de la Libye en 2011). À sa manière, la Russie expérimente cette méthode en Ukraine via le soutien qu’elle apporte aux irréguliers du Donbass.


La deuxième manœuvre est défensive : lorsqu’un belligérant attaqué décide sciemment de recourir à une irrégularisation partielle de son dispositif parce que le rapport de force lui interdit une défense plus linéaire. Les exemples, là aussi, sont anciens : des actions d’arrière-gardes de Fabius Maximus Cunctator contre Hannibal lors de la deuxième guerre punique à celles des Finlandais contre les Soviétiques durant la Guerre d’Hiver de 1940 ou, plus récemment, à celles du Hezbollah, contre les Israéliens en 2006. Il s’agit ici d’accroître la résilience par le durcissement de ses infrastructures (bunkers), leur dissimulation (camouflage, tunnels) mais aussi la dispersion et la décentralisation des forces de façon à éviter un choc systémique. Pour autant, certains éléments réguliers demeurent, soigneusement épargnés du gros des combats, et mobilisés in fine pour s’attaquer à l’adversaire, une fois seulement après que ce dernier eût perdu l’initiative.


Enfin, la troisième manœuvre, transformationnelle ou révolutionnaire, vise pour un belligérant non-étatique à s’emparer du pouvoir sur tout ou partie d’un territoire en transformant son outil paramilitaire irrégulier et défensif en un outil militaire, régulier et offensif. Ce concept opératif suit pour l’essentiel le modèle de l’insurrection ou de la guerre révolutionnaire telle qu’elle avait été prônée par Mao Zedong au cours de la guerre civile chinoise (1927-1949) et qui fut ensuite suivie par de nombreux mouvements de « libération nationale » dans la seconde moitié du XXe siècle.


Le principe est de miner les arrières de l’adversaire par des opérations de subversion à caractère psychologique mais aussi économique et social, avant de s’emparer de régions mal défendues pour en faire des bases territoriales solides qu’il contrôlera d’une main de fer au moyen d’une administration efficace. Dans une dernière phase, il aura amassé suffisamment de ressources pour se doter des moyens matériels nécessaires à une offensive conventionnelle, tirant le meilleur profit de la puissance de feu et des unités régulières sans toutefois renoncer aux méthodes de mobilisation populaires employées dans les phases précédentes.


Ce modèle, observé à de nombreuses reprises au cours du XXe siècle, semble aujourd’hui avoir repris une certaine actualité avec l’expansion de Daech en 2014-2015. Enrayée depuis lors dans son offensive régulière qui se voulait finale, l’organisation semble être passée à une forme défensive plus proche du second modèle : les tunnels tout autour de Falloujah et la tentative d’interdiction du théâtre par champs de mines à Ramadi semblent sans aucun doute aller dans cette direction.


Les évolutions techniques en appui de l’hybridité


Avant de conclure, il convient d’évoquer le rôle des évolutions techniques et tactiques dans la prise en compte de la notion d’hybridité. En effet, par-delà les analyses généralistes sur la mutation de la conflictualité, bon nombre d’analystes de l’hybridité semblent parfois se limiter à une liste d’armements et autres technologies considérées comme avancées qui semblaient jusqu’alors l’apanage de stratégies régulières et que l’on retrouve désormais chez des acteurs irréguliers : sont ainsi souvent cités les missiles sol-air très courtes portées (MANPADS), les missiles antichars guidés (ATGM), ainsi que les missiles antinavires, mais également les drones d’observations, les mines antipersonnel, les explosifs brisants, etc. Toutes ces technologies sont susceptibles de produire des effets tactiques que l’on était habitué à voir réservés aux armées régulières.


À ces moyens militaires s’ajoutent aussi des technologies duales, qui viennent décupler les capacités tactiques mais également stratégiques, voire politiques, de nos adversaires hybrides et irréguliers, leur offrant des opportunités qui étaient, là aussi, jusqu’alors réservées à des États. La démocratisation et la globalisation des technologies de l’information jouent à ce titre, et depuis de longues années déjà, un rôle central : les données satellitaires disponibles sur Google Earth offrent au premier venu des informations qui n’étaient, il y a encore dix ou vingt ans, à la portée de seuls quelques services de renseignement militaires dans le monde. Sur un plan plus stratégique, le développement continu du « web social » depuis le milieu des années 2000 a donné les moyens à des belligérants jusqu’alors isolés du reste du monde de faire entendre leurs discours et leurs revendications au cœur même du territoire national de leurs adversaires. Nous en avons fait en France, l’amère expérience.


Ces évolutions techniques et technologiques ont assurément une influence sur la conflictualité, sur l’état des rapports de forces et sur les avantages respectifs des belligérants. Est-ce pour autant un aspect de la guerre hybride ? Il paraît en effet hasardeux de faire reposer, sur la seule acquisition de moyens, la définition de tout un mode de guerre. L’acquisition d’ATGM comme l’utilisation de réseaux sociaux, hier par le Hezbollah, aujourd’hui par l’État islamique, attestent de la diffusion de ces technologies dans le champ stratégique de la même façon que les armes automatiques et les émissions radio s’étaient, dans les années 1960, généralisées auprès des mouvements irréguliers d’alors. Ces mutations sont importantes mais elles sont communes à l’ensemble du spectre de la guerre et ne méritent pas un nouveau concept.


La notion de guerre hybride a donc son utilité pour décrire un certain concept d’opérations mêlant guerre régulière et guerre irrégulière dans une seule et même manœuvre. En revanche, il faut se garder de diluer voire de dissoudre le concept et d’y mettre tout ce qui est nouveau sous peine de le voir se vider de son sens…


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