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L'alliance Égypte-Érythrée-Somalie : un contrepoids stratégique contre l'Éthiopie

par Abdoul KH.D. Dieng - 28 Oct 2024 -
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Le 10 octobre 2024, les dirigeants de l’Égypte, de l’Érythrée et de la Somalie ont renforcé leur alliance régionale , en mettant l’accent sur la lutte contre l’influence de l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique. Le sommet trilatéral a marqué une évolution significative dans la géopolitique de l’Afrique de l’Est, en particulier à la lumière des actions de plus en plus affirmées de l’Éthiopie dans la région, comme son récent accord sur un port naval avec le Somaliland en janvier 2024. La création de ce qui semble être une alliance anti-éthiopienne aura des implications critiques pour le paysage sécuritaire de la région, où les trois nations cherchent à tirer parti de leurs efforts diplomatiques et militaires combinés pour freiner les ambitions de l’Éthiopie.


Ces ambitions se concentrent autour d’un intérêt pour l’augmentation de ses capacités navales et, surtout, pour l’obtention par l’Éthiopie d’un accès direct à la mer Rouge – une perspective qui a longtemps été une source de préoccupation pour l’Égypte, la Somalie et l’Érythrée, qui ont toutes tendance à considérer les développements économiques et militaires de l’Éthiopie à travers une optique de sécurité nationale influencée par leur propre situation.


Pour l’Égypte, la principale préoccupation bilatérale est un conflit autour de l’eau, centré sur le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD), un méga-projet qui a une importance presque existentielle pour Le Caire dans la mesure où il risque de perturber le débit du Nil et d’avoir un impact négatif sur l’agriculture et les ressources en eau douce égyptiennes.


Les griefs de l’Érythrée découlent de relations tendues depuis les années 1950, lorsque le pays a commencé à lutter pour obtenir son indépendance de l’Éthiopie (avec le soutien de l’Égypte, soit dit en passant). Et même après avoir finalement obtenu son indépendance en 1993, une nouvelle vague de conflits a éclaté entre 1998 et 2000. L’Érythrée a depuis adopté une position prudente, l’influence politique et militaire de l’Éthiopie dans la région ayant continué de croître au cours des dernières années. Étant donné la proximité de l’Érythrée avec la mer Rouge et l’intérêt de l’Éthiopie à développer ses capacités navales et à élargir son accès à la mer, notamment grâce à l’accord sur le Somaliland, ces inquiétudes n’ont fait que s’amplifier ces derniers temps, l’une des manifestations de ces tensions étant la récente suspension des vols d’Ethiopian Airlines vers l’Érythrée.


L’implication de la Somalie dans cette alliance nouvellement formalisée ajoute un niveau supplémentaire de complexité géopolitique. Historiquement, la Somalie a eu une relation tumultueuse avec l’Éthiopie, marquée par des conflits territoriaux et des guerres par procuration. Pourtant, ces dernières années, la Somalie a cherché à améliorer ses relations avec tous ses voisins, et l’Éthiopie ne fait pas exception. Ces efforts ont toutefois été contrecarrés par l’engagement croissant de l’Éthiopie avec le Somaliland, une région que Mogadiscio revendique toujours comme faisant partie de son territoire. Le tournant s’est produit en janvier 2024, lorsque la signature d’un accord portuaire entre l’Éthiopie et le Somaliland a remis en question les revendications de souveraineté de la Somalie. L’accord a eu pour effet immédiat de rapprocher Mogadiscio de l’Égypte et de l’Érythrée pour faire contrepoids à l’Éthiopie. Cette coopération renouvelée comporte également une dimension militaire évidente, notamment en ce qui concerne le Caire. L’Égypte et la Somalie ont déjà signé un accord de sécurité et un protocole militaire après la visite au Caire du président somalien Hassan Sheikh Mohamud en août pour tenir des entretiens officiels avec son homologue, le président Abdel-Fatah el-Sissi. Après la cérémonie de signature du nouvel accord, le président el-Sissi a affirmé l'engagement de l'Égypte à préserver l'intégrité territoriale de la Somalie et a rejeté toute intervention dans ses affaires intérieures.


Formalisation d’une alliance : l’Égypte, l’Érythrée et la Somalie


e sommet trilatéral entre l’Égypte, l’Érythrée et la Somalie a marqué une étape importante dans la formalisation de leur stratégie collective, consolidant une approche commune pour contrer les intérêts de l’Éthiopie. La création d’un comité conjoint trilatéral comprenant les ministres des Affaires étrangères de l’Égypte, de l’Érythrée et de la Somalie a été l’un des principaux résultats du sommet. Ce comité supervisera et promouvra la coopération stratégique sur les fronts militaire, diplomatique et économique, et sa création est une indication claire que les trois États cherchent à formaliser une capacité plus structurée d’action collective. Plus précisément, cela impliquera des efforts diplomatiques pour repousser l’ accord sur le port entre l’Éthiopie et le Somaliland et pour soutenir la position du Caire sur le GERD. À plus long terme, l’alliance cherchera à renforcer les capacités militaires de la Somalie, qui ont été gravement érodées par des années de conflit interne et d’instabilité.


Motivations et intérêts de l'Égypte


Pour l’Égypte, la motivation première de cette alliance est claire : renforcer son soutien diplomatique et militaire dans le conflit entre Le Caire et Addis-Abeba au sujet de l’eau. Cette alliance intervient après plus d’une décennie de négociations diplomatiques au cours desquelles les deux États n’ont pas réussi à trouver une solution . Le Caire a constamment exprimé ses inquiétudes quant au potentiel du GERD à réduire considérablement la part égyptienne des eaux du Nil, ce qui risque à son tour d’avoir un impact négatif sur l’industrie agricole du pays et de restreindre l’accès à l’eau potable. Dans le contexte de ces efforts diplomatiques, les tensions continuent de monter et l’Égypte s’emploie désormais à forger des alliances régionales pour contraindre l’Éthiopie à adopter une position plus favorable sur les accords régionaux de partage de l’eau.


L’ accord sur le port naval entre l’Éthiopie et le Somaliland est une autre préoccupation majeure, car l’accès de l’Éthiopie à la mer Rouge remettrait en cause les intérêts de l’Égypte dans la région. En tant que pays qui dépend fortement du canal de Suez pour son influence économique (le canal a généré quelque 9,4 milliards de dollars de droits entre 2022 et 2023), l’Égypte tient à empêcher toute puissance rivale de prendre le contrôle des principales routes maritimes traversant la mer Rouge. En outre, il convient de noter que le canal de Suez subit déjà l’impact négatif des attaques continues des Houthis soutenus par l’Iran au Yémen contre les navires commerciaux passant par Bab Al Mandab, ce qui a entraîné une diminution du trafic du canal de Suez pouvant aller jusqu’à 66 %.


Motivations et intérêts de l'Érythrée


La participation de l’Érythrée à l’alliance découle d’une combinaison de griefs passés et d’intérêts stratégiques. Malgré un accord de paix officiel en 2018, les relations entre l’Érythrée et l’Éthiopie restent instables. En particulier, la perspective d’un port éthiopien au Somaliland a suscité d’autres inquiétudes. L’Érythrée, située sur la côte occidentale de la mer Rouge, considère la mer Rouge comme essentielle à sa sécurité nationale. Toute expansion de l’influence éthiopienne dans la région constitue une menace directe pour le contrôle de l’Érythrée sur les principales routes maritimes et diminue son influence stratégique. En outre, l’Érythrée considère son alliance avec l’Égypte et la Somalie comme une opportunité stratégique de renforcer sa propre position militaire et diplomatique dans la région. En s’alignant sur l’Égypte – une puissance régionale majeure dotée d’importantes ressources diplomatiques, de renseignement et militaires – l’Érythrée peut renforcer sa position vis-à-vis de l’Éthiopie et d’autres acteurs régionaux. L’alliance offre à l’Érythrée une chance de jouer un rôle plus actif dans les questions de sécurité régionale, en particulier celles liées à la mer Rouge et à la Corne de l’Afrique.


Motivations et intérêts de la Somalie


La décision de la Somalie de rejoindre l’alliance Égypte-Érythrée reflète une appréhension croissante concernant le rôle de l’Éthiopie au Somaliland. La Somalie revendique depuis longtemps le Somaliland comme faisant partie de son territoire, même après que le territoire a déclaré son indépendance en 1991. L’ accord portuaire entre l’Éthiopie et le Somaliland en particulier porte gravement atteinte aux revendications de souveraineté de la Somalie. En outre, pour la Somalie, l’alliance avec l’Égypte et l’Érythrée offre une opportunité claire de renforcer ses capacités militaires et sa position dans la diplomatie régionale. Le conflit prolongé a gravement affaibli l’armée somalienne, et le pays continue de faire face à d’importants défis de sécurité intérieure , impliquant notamment des groupes extrémistes. En s’alignant sur l’Égypte, qui dispose d’une infrastructure militaire robuste, la Somalie peut accéder à un soutien et à une formation militaires indispensables. En outre, l’alliance offre à la Somalie un moyen de soulever ses problèmes concernant le Somaliland au niveau international, en utilisant l’influence diplomatique de l’Égypte et de l’Érythrée pour renforcer sa position.


Changements géopolitiques dans la Corne de l'Afrique


La création de l’alliance Égypte-Érythrée-Somalie marque un changement crucial dans la géopolitique de la Corne de l’Afrique. Alors que l’Éthiopie continue de s’affirmer comme une puissance régionale, ses voisins cherchent à faire contrepoids à Addis-Abeba par des moyens diplomatiques et militaires. L’alliance entre l’Égypte, l’Érythrée et la Somalie aura des répercussions profondes sur le paysage politique et sécuritaire de la région, d’autant plus que les trois États continuent d’institutionnaliser leur coopération par le biais du nouveau comité mixte trilatéral.

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