Pendant des années, l'Europe a été connue pour sa lenteur dans l'élaboration d'une stratégie cohérente pour son industrie de la défense. Elle n'en avait jamais vraiment besoin. Protégée par l'ombre rassurante de l’OTAN, financée en grande partie par les États-Unis, et profitant d’un environnement géopolitique relativement stable, l'Europe pouvait se permettre une posture défensive et fragmentée. Mais l'équilibre a basculé. Depuis la présidence de Donald Trump et sa volonté affirmée de remodeler le commerce mondial à coups de tarifs douaniers et de rapports de force économiques, les fondations de la coopération transatlantique se sont fissurées. L’industrie de la défense n’a pas été épargnée. Ce secteur, historiquement stratégique, s’est retrouvé au cœur d’une bataille idéologique et commerciale qui a redéfini ses priorités et ses équilibres. En 2025, les répercussions de ces décisions se font pleinement sentir, et le paysage est désormais peuplé de gagnants... et de perdants.
Le choc initial est venu des droits de douane imposés par Trump sur une série de produits européens, en représailles à des désaccords commerciaux plus larges – notamment autour de l’aviation civile, du numérique, et de l’acier. Bien que ces mesures ne ciblaient pas directement les équipements militaires, leurs conséquences se sont vite étendues aux chaînes d’approvisionnement de la défense. L’acier européen, utilisé dans la fabrication de blindages ou de composants de missiles, est devenu plus coûteux pour les entreprises américaines. De même, les restrictions à l’importation de technologies sensibles ont compliqué les échanges de composants électroniques, essentiels dans la fabrication d’armements modernes.
Du côté américain, certains fabricants se sont d’abord félicités de ces mesures protectionnistes. Des entreprises comme Lockheed Martin ou Raytheon ont vu dans les tarifs douaniers une opportunité de renforcer leur position sur le marché intérieur, en réduisant la concurrence étrangère. Les contrats du Pentagone ont été davantage orientés vers des fournisseurs nationaux, au nom de la souveraineté industrielle. La rhétorique "America First" a ainsi nourri une réindustrialisation partielle du secteur, dopée par les subventions publiques et les budgets militaires en hausse.
Mais la réalité s’est révélée plus nuancée. L’interconnexion de l’industrie de la défense, à l’échelle mondiale, a fait apparaître des fragilités inattendues. Certaines entreprises américaines dépendaient de composants européens très spécialisés, difficilement remplaçables à court terme. Résultat : des retards de production, des hausses de coûts, et des tensions croissantes avec les alliés historiques. Dans le domaine des satellites, par exemple, plusieurs programmes conjoints ont dû être révisés ou suspendus, faute d’un accès fluide aux technologies des deux côtés de l’Atlantique. Les pertes économiques ont été palpables, mais plus encore, c’est la confiance stratégique entre partenaires occidentaux qui s’est effritée.
En Europe, le réveil a été brutal. Habitués à une forme de dépendance vis-à-vis du parapluie américain, de nombreux pays ont pris conscience de la nécessité de renforcer leur autonomie en matière de défense. Cette prise de conscience, déjà amorcée après les premières tensions de l’ère Trump, s’est accélérée à mesure que les barrières commerciales compliquaient les collaborations. En France, en Allemagne, en Italie, les gouvernements ont relancé des programmes nationaux ou européens visant à développer des capacités indépendantes : avions de chasse, systèmes de défense antimissile, drones de reconnaissance... Le Fonds européen de la défense, longtemps critiqué pour son manque d’ambition, a vu son budget réévalué à la hausse, avec une volonté politique plus affirmée.
Certains acteurs européens ont su tirer leur épingle du jeu. Dassault Aviation, par exemple, a vu ses perspectives s’élargir grâce à la montée des investissements européens dans les projets de défense autonomes. Le programme SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), longtemps plombé par des querelles nationales, a bénéficié d’un regain d’attention. De même, Rheinmetall en Allemagne, Leonardo en Italie ou Saab en Suède ont su capitaliser sur la volonté des États membres de relocaliser certains pans de leur industrie de défense.
Mais tous n’ont pas profité de cette reconfiguration. Les petites et moyennes entreprises, souvent intégrées dans des chaînes de sous-traitance transatlantiques, ont souffert des incertitudes réglementaires et des hausses de prix. L’absence d’un marché unique de la défense en Europe a aussi freiné leur capacité à rebondir. Paradoxalement, les discours sur la souveraineté européenne ont parfois abouti à des replis nationaux, chaque pays préférant soutenir ses champions locaux au détriment d’une coordination continentale efficace. Les appels à une "OTAN européenne" ou à une armée commune ont souvent buté sur les égoïsmes nationaux et les divergences stratégiques.
En dehors de l’axe euro-américain, d’autres puissances ont su tirer profit du chaos. La Turquie, par exemple, longtemps marginalisée dans les discussions stratégiques occidentales, a investi massivement dans son industrie de défense nationale, développant ses propres drones, chars et systèmes radar. L’Inde, également, a profité de l’espace laissé vacant pour renforcer ses partenariats bilatéraux et exporter davantage. Même la Chine, pourtant ciblée par les politiques de Trump, a utilisé les tensions transatlantiques comme levier diplomatique pour proposer des coopérations alternatives.
En 2025, l’héritage des tarifs douaniers imposés par Donald Trump est encore loin d’être digéré. Si certains acteurs industriels ont su s’adapter, voire se renforcer, d’autres peinent à retrouver leur place dans un écosystème profondément modifié. La logique de blocs opposés, jadis assouplie par la mondialisation, semble reprendre du terrain. L’industrie de la défense, par sa nature stratégique, est devenue le miroir de cette recomposition. Elle reflète autant les ambitions souverainistes que les fragilités d’un monde où la coopération est de moins en moins la norme.
Mais derrière les chiffres, les rapports d’évaluation et les annonces de contrats, une question demeure : peut-on vraiment garantir la sécurité dans un monde fragmenté, où la logique commerciale l’emporte parfois sur la logique stratégique ? L’Union européenne, en particulier, devra répondre à ce dilemme. Voulant affirmer son autonomie sans se couper de ses alliés traditionnels, elle marche sur une ligne de crête. Sa capacité à construire une industrie de défense intégrée, résiliente et compétitive dépendra autant de sa vision politique que de sa capacité à tirer les leçons des années Trump. Car au fond, plus que des gagnants ou des perdants, ce sont les choix faits aujourd’hui qui détermineront les équilibres de demain.
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