La décision du président américain Donald Trump d’imposer une surtaxe supplémentaire de 25 % sur la plupart des importations indiennes aux États-Unis, portant ainsi les droits de douane totaux à près de 50 %, a créé une onde de choc à New Delhi. Derrière cette mesure se cache un objectif clair : contraindre l’Inde à mettre fin à ses achats de pétrole russe, accusés par Washington de financer la guerre en Ukraine. Pendant un temps, les États-Unis avaient accepté que l’Inde continue ses importations d’hydrocarbures en provenance de Russie, à condition que celles-ci respectent le mécanisme de plafonnement des prix. Mais la Maison-Blanche a choisi de durcir le ton, au risque d’entraver lourdement la croissance de la troisième économie asiatique. Pourtant, même confrontée à ce coût considérable, l’Inde ne se détournera pas de la Russie. Son partenariat avec Moscou est trop ancien, trop profond et trop vital pour être sacrifié sur l’autel d’une pression économique américaine, même redoublée.
Cette réalité tient d’abord au poids déterminant de la Russie dans l’arsenal militaire indien. Plus de 60 % de l’équipement actuellement en service dans les forces armées de New Delhi est d’origine soviétique ou russe. Malgré des efforts soutenus de diversification, l’Inde n’a ni les moyens financiers ni la latitude stratégique de rompre brutalement cette dépendance. Les contrats en cours portent sur des systèmes de pointe et surtout sur la fourniture de pièces détachées sans lesquelles les avions, les sous-marins ou les blindés indiens deviendraient inopérants. À la différence des États-Unis, qui imposent de nombreuses restrictions sur l’exportation et la réutilisation de technologies sensibles, la Russie se montre beaucoup plus souple, offrant ainsi à l’Inde un accès quasi illimité à un catalogue stratégique. Dans un environnement sécuritaire tendu, marqué par des frontières disputées avec la Chine et le Pakistan, un tel soutien demeure irremplaçable.
Le deuxième facteur est d’ordre géopolitique. New Delhi redoute que tout éloignement marqué vis-à-vis de Moscou ne profite directement à Pékin. La Russie, affaiblie par son isolement occidental, se rapproche déjà de la Chine, et un refroidissement des relations russo-indiennes ne ferait qu’accélérer cette tendance. Or, l’Inde n’a aucun intérêt à renforcer le partenariat sino-russe. Face à son rival chinois, qui dispose d’une économie trois fois plus vaste, d’une puissance militaire en expansion et d’une volonté d’affirmation territoriale, New Delhi a besoin que Moscou conserve un minimum d’équilibre dans ses rapports avec Pékin. L’idée que la Russie puisse devenir un simple junior partner de la Chine est perçue comme un cauchemar stratégique à Delhi, qui entend éviter tout geste précipité capable de précipiter ce scénario.
Un troisième élément repose sur la mémoire historique. Depuis la guerre froide, l’Inde et la Russie ont tissé une relation durable. Le traité d’amitié, de paix et de coopération signé en 1971 a marqué un tournant. À une époque où New Delhi se trouvait isolée sur la scène internationale, Moscou s’est imposé comme un allié fiable, usant de son droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour bloquer toute résolution défavorable sur le Cachemire. En retour, l’Inde a limité l’influence américaine en Asie du Sud et offert à l’Union soviétique une vitrine démocratique utile dans le tiers-monde. La rivalité sino-soviétique des années 1970 renforçait encore cette convergence : Moscou trouvait intérêt à s’appuyer sur une puissance régionale hostile à Pékin, tandis que New Delhi savait que le Kremlin pouvait contribuer à contenir la Chine le long de l’Himalaya.
Cette alliance n’a pas toujours été exempte de coûts. L’Inde a payé un prix réputationnel en refusant de condamner l’invasion soviétique de l’Afghanistan dans les années 1980, ce qui entachait son image de démocratie non alignée. Mais le bénéfice l’emportait sur le coût : l’accès aux systèmes militaires les plus sophistiqués du moment, souvent cédés à des conditions avantageuses et réglés en roubles plutôt qu’en devises fortes, alors que l’économie indienne souffrait d’un manque chronique de liquidités. Ces échanges constituaient une bouée de sauvetage pour la modernisation de ses forces armées. De plus, la présence politique de Moscou servait aussi à encadrer certains courants radicaux au sein du communisme indien, évitant une dérive révolutionnaire que New Delhi redoutait. Ainsi, la relation bilatérale allait bien au-delà des armes, façonnant aussi l’équilibre interne du pays.
Après l’effondrement de l’Union soviétique, la relation indo-russe connut une brève période de flottement. La Russie des années 1990, affaiblie et tournée vers l’Occident, parut se désintéresser de l’Asie du Sud. Mais ce retrait fut de courte durée. Dès la fin de la décennie, l’idée d’un monde multipolaire, promue par le ministre puis Premier ministre russe Evgueni Primakov, trouva un écho immédiat à New Delhi. L’Inde, qui craignait l’unilatéralisme américain, voyait dans ce projet un cadre stratégique adapté à ses ambitions. La convergence fut réaffirmée, et depuis, les deux capitales se sont efforcées de préserver l’épaisseur de leur lien, malgré des contextes changeants.
Aujourd’hui, dans un monde fracturé, cette amitié stratégique conserve toute son importance. L’Inde cherche à se poser comme puissance autonome, refusant l’alignement complet sur un camp. Ses liens croissants avec les États-Unis, matérialisés par des exercices militaires conjoints et des accords commerciaux, ne remettent pas en cause son attachement à Moscou. C’est précisément cette politique d’équilibre qui lui permet d’amplifier son poids diplomatique. La Russie demeure un partenaire énergétique majeur, fournissant un pétrole bon marché qui soutient la stabilité macroéconomique indienne. Elle reste aussi un interlocuteur incontournable dans les enceintes multilatérales, du BRICS à l’Organisation de coopération de Shanghai. Renoncer à cet atout pour répondre aux injonctions américaines serait perçu comme une erreur stratégique lourde.
La pression tarifaire imposée par Washington est donc interprétée à New Delhi comme un coût supplémentaire, certes préoccupant pour son économie, mais insuffisant pour bouleverser une équation géopolitique plus large. Le gouvernement indien sait que son intérêt vital est de préserver des marges de manœuvre, non de se laisser enfermer dans une logique de confrontation binaire. L’histoire, la dépendance militaire, la crainte de l’axe Moscou-Pékin et l’importance des hydrocarbures russes lient solidement l’Inde à la Russie. Même si les importations de pétrole venaient à être réduites pour ménager Washington, l’Inde ne rompra pas un partenariat qui a résisté aux bouleversements de la guerre froide, aux transitions post-soviétiques et aux pressions de l’ordre unipolaire américain. La logique de puissance commande à New Delhi de continuer à ménager Moscou, malgré les coûts que cela lui impose aujourd’hui.
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