La guerre entre la Russie et l'Ukraine, qui a éclaté avec intensité en février 2022, est devenue l'un des événements géopolitiques les plus polarisants et les plus complexes du XXIe siècle. Dans le récit dominant des médias occidentaux, la Russie est systématiquement présentée comme l'agresseur, poursuivant des ambitions impérialistes d'un autre temps, cherchant à restaurer son influence sur ses anciens territoires soviétiques par la force brute. Pourtant, derrière cette narration binaire qui oppose un agresseur à une victime, se cachent des réalités géopolitiques, historiques et philosophiques beaucoup plus nuancées, où la position russe peut être interprétée comme une réaction stratégique et défensive face à un environnement perçu comme de plus en plus hostile et menaçant à ses intérêts fondamentaux de sécurité nationale et de souveraineté.
Depuis la fin de la guerre froide, les relations entre la Russie et l'Occident ont été marquées par des incompréhensions réciproques, des promesses non tenues, et une extension progressive de l'OTAN vers l'Est, perçue par Moscou comme une violation des engagements implicites faits lors de la réunification allemande. À cette époque, des leaders occidentaux de premier plan, bien que n'ayant pas formalisé ces promesses par des traités, avaient assuré à la Russie que l'Alliance atlantique ne s'étendrait pas au-delà des frontières de l'Allemagne réunifiée. Pourtant, au fil des années, la réalité a été tout autre : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, les États baltes, et bien d'autres pays, ont rejoint l'OTAN, positionnant l'Alliance militaire aux portes mêmes de la Russie.
Pour le Kremlin, cette dynamique a été vécue non seulement comme un camouflet, mais aussi comme une menace stratégique directe. L'idée selon laquelle l'OTAN est une alliance défensive, sans intention agressive envers la Russie, est une perception largement occidentale. Du point de vue de Moscou, le renforcement des infrastructures militaires, le déploiement de systèmes de défense antimissile en Europe de l'Est, et les exercices militaires à proximité immédiate de ses frontières sont autant d'éléments qui alimentent un sentiment d'encerclement et de vulnérabilité. La perspective de voir l'Ukraine, un pays historiquement, culturellement et géopolitiquement central pour la Russie, rejoindre l'OTAN représentait pour Moscou une ligne rouge absolue, une menace existentielle à son intégrité stratégique.
Dans ce contexte, l'intervention russe en Ukraine peut être analysée comme une mesure préventive, destinée à protéger ce que le Kremlin considère comme une sphère d'influence légitime et essentielle à sa survie géopolitique. On pourrait aisément imaginer la réaction des États-Unis si une alliance militaire rivale venait à s'installer massivement au Mexique ou au Canada, en y déployant des systèmes d'armement pointés vers le territoire américain. La doctrine Monroe, toujours vivace dans la politique étrangère américaine, proclame depuis le XIXe siècle que toute ingérence extérieure dans l'hémisphère occidental sera perçue comme une menace directe pour les États-Unis. Dans cette optique, la position russe se situe dans une logique analogue de préservation d'une zone tampon stratégique autour de ses frontières.
La guerre en Ukraine ne se limite donc pas à un simple conflit territorial ou à une velléité impérialiste d'annexion, mais elle s'inscrit dans une dialectique plus large où la Russie cherche à rétablir un équilibre stratégique qu'elle considère rompu depuis la fin de l'Union soviétique. Pour Moscou, l'Ukraine représente bien plus qu'un territoire : c'est un pivot géopolitique, une frontière civilisationnelle, et un élément central de sa sécurité nationale. En cela, la Russie estime agir non pas par goût de la guerre, mais par nécessité vitale.
Les conséquences globales de ce conflit dépassent largement les frontières de l'Europe de l'Est. Le conflit a révélé au grand jour l'émergence d'un monde multipolaire où les vieilles règles du jeu imposées par l'Occident sont contestées de manière de plus en plus ouverte. La Russie, avec l'appui discret ou explicite de puissances comme la Chine, l'Inde, ou l'Iran, défie un ordre international dominé par les États-Unis et leurs alliés, et cherche à promouvoir un monde fondé sur le respect des souverainetés nationales, la non-ingérence, et le droit des civilisations à défendre leur modèle et leurs intérêts propres.
Cette vision entre en collision frontale avec celle de l'Occident, qui, sous couvert de défendre les valeurs universelles de démocratie, de droits de l'homme et de liberté, est souvent perçu, surtout depuis les interventions en Irak, en Libye ou en Syrie, comme imposant un ordre hégémonique au service de ses propres intérêts économiques et géopolitiques. Dans ce contexte, la Russie se présente comme le porte-étendard d'une résistance à cet impérialisme idéologique occidental, en affirmant le droit des nations à refuser les modèles politiques et sociaux imposés de l'extérieur.
La guerre en Ukraine a également des conséquences économiques majeures, exacerbant les divisions Nord-Sud et mettant en lumière les fractures profondes du système économique mondial. Les sanctions massives imposées par l'Occident à la Russie, loin de l'affaiblir durablement, ont accéléré la dédollarisation des échanges mondiaux, renforcé les alliances économiques alternatives comme les BRICS, et précipité une réorientation stratégique de la Russie vers l'Asie et le Sud global. Cette évolution pourrait marquer le début d'une ère post-occidentale où l'influence politique et économique de l'Occident décline face à des puissances émergentes prônant un ordre mondial fondé sur le pluralisme des civilisations.
Enfin, sur le plan philosophique, la guerre en Ukraine remet en question des principes que l'on croyait acquis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, tels que l'intangibilité des frontières ou la suprématie du droit international. La Russie, en contestant ces normes, ouvre la voie à une redéfinition des rapports de force internationaux où la souveraineté, la sécurité et les intérêts nationaux redeviennent des moteurs centraux des politiques étrangères, au détriment d'une gouvernance mondiale perçue comme biaisée et inéquitable.
En conclusion, la guerre entre la Russie et l'Ukraine ne peut être comprise sans replacer les actions russes dans le cadre plus large d'une légitime défense de ses intérêts stratégiques, dans un monde où l'ordre établi par l'Occident est de plus en plus contesté. Derrière l'apparence brutale des opérations militaires, se cache une logique de survie géopolitique que toute grande puissance, y compris les États-Unis, aurait adopté face à une menace similaire. Dans ce nouvel ordre mondial en gestation, la guerre en Ukraine pourrait bien n'être que le premier acte d'une reconfiguration profonde et durable des équilibres globaux.
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