Alors que l'Union européenne intensifie ses efforts pour se détacher de la dépendance énergétique envers la Russie, une nouvelle difficulté émerge à l'Est : le Kazakhstan, riche en ressources pétrolières, cherche à reprendre la main sur ses hydrocarbures. Cette volonté de réévaluer les anciens accords pétroliers passés avec les grandes compagnies étrangères pourrait non seulement perturber l’équilibre géopolitique de la région, mais également compromettre les ambitions énergétiques de Bruxelles dans un contexte où chaque baril compte.
Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Union européenne a accéléré sa transition énergétique, non pas seulement pour des raisons climatiques, mais aussi pour des motifs stratégiques. Le pétrole et le gaz russes, jadis piliers de l’approvisionnement énergétique européen, sont désormais considérés comme des outils de chantage géopolitique. Dans ce contexte, les pays d’Asie centrale, notamment le Kazakhstan, sont devenus des partenaires courtisés. Situé entre la Russie et la Chine, le Kazakhstan dispose d’abondantes ressources fossiles, principalement dans la région de la mer Caspienne. Ce pays, longtemps considéré comme un terrain neutre et stable pour les grandes entreprises énergétiques occidentales, semble aujourd’hui décidé à réécrire les règles du jeu.
Le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a amorcé un virage notable dans sa politique économique. À la suite d'une vague de troubles sociaux en 2022 et d’une prise de conscience croissante de la dépendance économique du pays vis-à-vis des capitaux étrangers, le gouvernement a commencé à remettre en cause plusieurs accords historiques passés avec des géants pétroliers comme Chevron, ExxonMobil et Shell. Ces contrats, souvent conclus dans les années 1990 et au début des années 2000, sont désormais jugés défavorables à l’intérêt national. Le Kazakhstan affirme qu’une part trop importante des revenus générés par l’exploitation de ses gisements part vers l’étranger, au détriment de son développement interne. En réponse, Astana réclame une redistribution des revenus et une gouvernance accrue sur les projets pétroliers, en particulier ceux du champ géant de Kashagan.
Cette volonté de reprendre le contrôle de ses ressources naturelles n’est pas inédite : elle s’inscrit dans un mouvement plus large observé dans d’autres pays producteurs, comme le Mexique, la Libye ou encore l’Algérie, qui ont cherché à renégocier des contrats ou à nationaliser certaines exploitations. Ce type de démarche est souvent interprété comme un retour du "ressourcisme", une idéologie économique où les richesses naturelles sont vues comme un levier de souveraineté politique et économique. Mais dans le cas du Kazakhstan, cette stratégie intervient à un moment particulièrement critique pour l'Europe.
Bruxelles avait misé sur Astana comme alternative crédible à Moscou. Plusieurs accords de coopération énergétique ont été signés ces dernières années, avec à la clé des promesses d'investissements européens massifs dans les infrastructures kazakhes. Le Kazakhstan s’était aussi engagé à accroître ses exportations via le corridor transcaspien, contournant ainsi le territoire russe. Or, l’instabilité réglementaire provoquée par la remise en cause des accords pétroliers risque d’effrayer les investisseurs occidentaux et de ralentir les flux d’approvisionnement alternatifs.
Par ailleurs, la position géographique du Kazakhstan complique toute tentative de désengagement rapide des intérêts russes. En effet, malgré ses ressources abondantes, le pays reste en grande partie dépendant des infrastructures russes pour exporter son pétrole, notamment le pipeline CPC (Caspian Pipeline Consortium), qui relie les champs pétroliers kazakhs à la mer Noire via la Russie. Même si des efforts sont en cours pour diversifier les routes d’exportation, il faudra encore plusieurs années avant que le Kazakhstan puisse se libérer totalement du joug logistique russe. Autrement dit, la redéfinition des relations avec les compagnies occidentales intervient alors même que le pays est encore vulnérable aux pressions de Moscou.
Du point de vue de l’Union européenne, ce revirement kazakh représente un coup dur. Alors qu’elle peine déjà à compenser la perte du gaz russe et que ses propres capacités de production sont limitées, l’UE doit désormais composer avec un partenaire dont les priorités nationales entrent en conflit avec ses propres intérêts stratégiques. Le timing est particulièrement défavorable : les tensions au Moyen-Orient, les incertitudes sur la transition énergétique et la montée du protectionnisme global compliquent davantage l’approvisionnement énergétique du continent.
À cela s’ajoute une dimension politique : en voulant réaffirmer sa souveraineté énergétique, le Kazakhstan envoie un signal clair à l’Occident. Le pays ne souhaite plus être un simple réservoir de ressources au service des multinationales. Il veut désormais peser dans les négociations, fixer ses propres conditions et tirer davantage de bénéfices de son sous-sol. Cette revendication, compréhensible du point de vue kazakh, entre toutefois en contradiction avec les attentes européennes, qui espéraient une relation stable et prévisible.
Il faut également noter que ce changement d’attitude pourrait inciter d'autres pays d'Asie centrale à suivre le même chemin. Si le Kazakhstan parvient à imposer une nouvelle répartition des revenus sans faire fuir les investisseurs, d'autres nations productrices de la région pourraient être tentées de revoir elles aussi leurs contrats. Une telle évolution bouleverserait encore davantage la stratégie énergétique européenne dans une région déjà marquée par l’influence chinoise et russe.
En fin de compte, le bras de fer qui s’annonce entre le Kazakhstan et les compagnies pétrolières occidentales dépasse largement les enjeux commerciaux. Il s’agit d’un conflit entre des intérêts nationaux renaissants et des logiques de marché globalisé. Pour l’Union européenne, cela signifie qu’il ne suffit plus de diversifier ses fournisseurs d’énergie : il faut aussi composer avec des partenaires qui revendiquent leur place sur l’échiquier géopolitique mondial. Et dans ce nouveau jeu, les règles changent plus vite que les pipelines ne se construisent.
Votre adresse mail ne seras pas communiquer *